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Histoires de nationalités

Il y a quelques années, le gouvernement français avait lancé une réflexion sur l’identité nationale : qu’est-ce qu’être français ? Cela avait suscité débats et polémiques, ravivés récemment avec les actes terroristes et la question de la déchéance de nationalité.

Durant les cours de français avec les salariés en insertion, il est souvent question de nationalité. En effet, à chaque fois qu’un nouveau arrive en cours, chacun se présente (nom – prénom – pays d’origine – depuis combien de temps il vit en France – etc.). C’est une manière de faire connaissance, mais aussi un très bon exercice pour ces personnes qui vont passer des entretiens d’embauche.

Or ces temps de présentation en début de cours sont parfois le lieu de tensions au sujet de la nationalité des salariés. En voici quelques exemples, avec des échanges entre apprenants et professeur – échanges étalés sur une période de plusieurs mois.

Un Ouzbek vivant au Kirghizistan

  • Moi, appeler Ousmane, moi habiter Kirghizistan, mais moi venir Ouzbékistan, moi ouzbek !

  • Ah, vous êtes ouzbek ? Et comment on appelle les habitants du Kirghizistan ? (dans l’idée pédagogique d’enchaîner sur un travail sur la relation entre le nom du pays et la nationalité, au masculin et au féminin, etc.)

Mais Ousmane n’a pas bien compris la question…

  • Moi vivre au Kirghizistan, mais moi ouzbek !

  • Oui, oui, j’ai compris... (je reformule ma question mais Ousmane commence à s’échauffer : il croit apparemment que je ne lui reconnais pas sa nationalité !)

  • Vous française, si vous partir en Espagne, vous pas espagnole, vous toujours française !

  • Oui, oui, vous avez tout à fait raison !

Je bats en retraite et, pour ma culture générale, j’irai sur Wikipédia en rentrant à la maison… Si ça vous intéresse – mais vous le savez sûrement déjà ! – les habitants du Kirghizistan (qui ont la nationalité du pays…) sont kirghizes.

Quant à l’objectif pédagogique, je vais me concentrer sur la conjugaison des verbes (je suis ouzbek – il est kirghize – vous êtes française – etc.) !

Un Sahraoui

  • Je m’appelle Bilal, je suis marié, j’ai 5 enfants et je suis sahraoui.

A ce moment-là, j’entends Ahmed (algérien) murmurer à côté de moi : « Il pourrait pas dire qu’il est marocain ? Ça serait plus simple. »

Mais Bilal entend, se lève d’un bond et commence à hurler :

  • Tu veux que je te montre ce qu’ils m’ont fait, les Marocains ? Regarde les brûlures de cigarette ! J’ai passé 5 ans en prison. Je vais te casser la tête, tu te rends pas compte de ce que tu dis !

Il faut savoir que le Sahara occidental est en grande partie sous domination marocaine et que les sahraouis réclament leur indépendance depuis plusieurs décennies. (Actuellement l’ONU tente d’ailleurs d’organiser un référendum dans ce territoire, mais cela ravive les tensions entre le gouvernement du Maroc et l’opposition sahraouie.)

Les deux élèves qui encadrent Bilal le maintiennent pour éviter qu’il se batte avec Ahmed. Celui-ci réalise avec effroi la portée de ses paroles et les regrette aussitôt ; il demande pardon à Bilal. En une minute, tout le monde est debout dans la salle ; chacun essaye d’apaiser Bilal ; tous pleurent de le voir dans cet état. Dès qu’il s’est calmé, Ahmed le rejoint et ils se serrent dans les bras pour se réconcilier : nous sommes tous en pleurs tellement c’est touchant…

Une jeune Française qui n’est plus érythréenne

Après l’épisode précédent, nous tentons de reprendre nos esprits en même temps que le fil des présentations… Le climat s’apaise. Puis vient le tour de Rahel, jeune réfugiée, française, d’origine érythréenne :

  • Je m’appelle Rahel, je suis française, d’origine érythréenne, etc.

Mohammed (franco-algérien) intervient :

  • Je ne comprends pas ; pourquoi tu ne dis pas française et érythréenne ? Moi j’ai la nationalité française mais aussi la nationalité algérienne.

Et Rahel d’expliquer :

  • Mais moi, quand j’ai demandé le statut de réfugiée en France, puis la nationalité française, j’ai dû renoncer à ma nationalité érythréenne !

Je crains que l’émotion ne gagne Rahel (puis nous tous) et j’essaye d’enchaîner avec la présentation de sa voisine… Mais Rahel m’interrompt :

  • Attendez, Anne ! Laissez-moi pleurer parce que j’ai perdu la nationalité du pays où je suis née !

Elle joint le geste à la parole, se met la tête dans les mains et pleure ! Evidemment, émotifs «reconnus » ou pas, nous avons tous de nouveau la larme à l’œil… jusqu’à ce que Boris, notre « Géorgien national » nous sermonne :

  • Bon maintenant, ça suffit, on se ressaisit. On est tous adultes, on va arrêter de pleurer sur notre histoire à chacun et on va faire cours !

Des Tibétains

Il y a une grande communauté tibétaine à l’ouest de l’Île-de-France et, de ce fait, la Gerbe accueille régulièrement des salariés tibétains, ayant le statut de réfugiés.

Mais pourquoi faut-il qu’à chaque fois qu’un Tibétain se présente au début d’un cours de français, Boris (toujours notre « Géorgien national ») lui demande :

  • Pourquoi tu dis que tu es tibétain ? Ta carte d’identité est chinoise !

  • Non, je suis tibétain !

En général, je demande à Boris d’arrêter. Le cours de français n’est pas le lieu pour débattre de la situation du Tibet par rapport à la Chine et du combat des Tibétains pour leur indépendance.

En conclusion

Heureusement, ce genre d’épisodes n’arrive pas à chaque cours. Mais on ne peut pas toujours éviter les situations qui vont mettre les salariés face aux souvenirs de leur histoire douloureuse. Et bien sûr, c’est surtout avec Sylvie, en entretien individuel, qu’ils pourront parler de cette histoire s’ils le souhaitent, pour continuer leur chemin le plus apaisés possible.

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